A l’heure où nous traversons une crise institutionnelle majeure, il semble impératif d’ouvrir dans tous les territoires des débats qui clarifient le projet de société défendu à travers nos divers engagements; des débats qui mobilisent toutes les personnes confrontées au tensions et violences que la situation engendre, y compris les syndicats, les élus locaux, les associations, les entreprises et leurs réseaux, sans plus se raconter d’histoires ni en conter à d’autres. L’importance de mener un tel débat ouvert à l’ensemble de la société, nous l’avons longtemps porté dans le milieu de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), sans grand succès1. Se positionnant le plus souvent du « côté du manche », ses têtes de réseau n’ont cessé de se couper de celles et ceux qui relèvent précisément leurs manches. Mais il est toujours temps. Ce texte est une nouvelle invitation à ouvrir le dialogue, pour en finir avec un corporatisme délétère et renforcer les luttes et les initiatives portées par la même perspective émancipatrice que l’ESS à ses débuts.
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Prendre appui sur l’histoire
Se le rappeler n’est pas de trop : l’histoire de l’ESS est liée à celle du monde ouvrier. En faisant reconnaître la réalité sociale générée par la révolution industrielle, à une époque où seul le droit civil était reconnu, c’est bien la sacralisation de la propriété privée des moyens de production que l’ESS remettait en cause. La possibilité de se constituer en associations, en mutuelles et en coopératives représente en cela autant de conquêtes sociales que le salariat et les droits syndicaux : toutes visent à assurer des modes de production, d’organisation du travail et de sécurisation sociale nécessaires à une population qui n’a que sa force de travail pour subvenir à ses besoins. Cette mobilisation plonge ses racines dans l’histoire de la révolution française et l’horizon d’émancipation porté au début de la République (rappelons-nous Gracchus Babeuf 2). L’enjeu était (et reste !) que tous les citoyens et citoyennes naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droits 3. En remettant en cause la primauté du droit de propriété, l’ESS historique s’est investie dans la gestion des entreprises en suivant cette même perspective de liberté et d’égalité (une personne égale une voix, libre adhésion). La crise démocratique aiguë que traversent aujourd’hui les institutions de la Cinquième République touche donc au cœur de l’ESS mais elle l’invite à interroger la longue période de complaisance qu’elle a entretenu avec le social business, l’agro-industrie et le secteur bancaire (crédit agricole).
Organisées depuis les années 80 pour être reconnues par l’État, soutenues après 1983 par une classe politique de gauche qui souhaitait faire du socialisme sans lutte des classes, les têtes de réseau de l’ESS ont accompagné sa dépolitisation, sous deux formes : en se crispant d’abord sur la défense des statuts, en espérant défendre ainsi le secteur mutualiste face aux appétits féroces du secteur assurantiel et bancaire; en refusant ensuite le traitement social du chômage, mais sans considérer l’évolution des conditions du travail. Cette positon l’a conduite à adhérer au culte de l’entreprenariat vendu pour créer de l’emploi, y compris son propre emploi, comme forme de réalisation de soi (cf « vive la crise »4); et tanpis si le lien de subordination juridique du salariat se transformait ainsi en lien de soumission commerciale à un donneur d’ordre ! En stigmatisant la solidarité nouée autour des droits sociaux comme un frein à la lutte contre le chômage, des dirigeants de l’ESS ont épousé les orientations libérales des politiques de l’emploi qui opposent le droit à l’emploi au droit du travail. L’expérience menée depuis 2016 avec le dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée » va dans le même sens : elle repose toujours sur l’idée très libérale que la solidarité interprofessionnelle, s’adressant notamment aux demandeur.euse.s d’emploi, serait une « dépense passive».
Il y a donc de quoi s’inquiéter quand ce type d’expérimentation se présente, avec d’autres, comme la « norme de l’économie de demain ». De quoi fortement s’inquiéter quand l’ESS, groupe SOS en tête – dont le dirigeant J-M. Borello est auteur du livre « Capitalisme d’intérêt général », tout un programme ! 5 – assume de promouvoir un contre-modèle économique présentant l’entreprise privée comme plus performante par nature que le modèle français d’organisation des services publics. On en mesure les effets : les scandales à répétition de la fin de vie de nos aîné·es sont une lamentable illustration de ce qui se passe lorsque la dégradation du financement public, les défaillances des EHPAD publics et l’ESS favorisent la privatisation du secteur médicosocial et priorisent l’intérêt des actionnaires sur la qualité des services, et les conditions de travail de celles et ceux qui les rendent.
Mesurer son impact
Les intentions politiques affichées par l’ESS en sont venues à égrener un chapelet de valeurs atemporelles, bardé d’incantations philosophiques et d’injonctions psychologiques à se changer soi même, au lieu d’aborder les contradictions et les conflictualités inhérentes à la vie en société (effondrement du compromis social-démocrate, crise écologique à l’œuvre, tensions géopolitiques, creusement des inégalités, capitalisme de surveillance, audience croissante des idéologies réactionnaires et négationnistes). Si l’ESS n’a cessé de vouloir « changer d’échelle » depuis ses Etats généraux de 2011, à postériori, le doute persiste : Quel « changement» peut-on espérer en occultant systématiquement les débats politiques, et en ne s’adressant qu’à l’Etat ?
A quel « changement d’échelle » a-t’on plutôt assisté quand, entre 2011 et 2021, les 100 plus grandes entreprises françaises cotées en bourse ont versé en moyenne 71 % de leurs bénéfices en dividendes et rachats d’actions ? Et quand, entre 2020 et 2021, les dividendes versés aux actionnaires ont bondi de 31,4 milliards d’euros, soit presque autant que l’ensemble de la masse salariale des entreprises de ce top 100 (source OXFAM) ?
A quel « changement d’échelle » faudrait-il désormais s’atteler à l’heure où le capitalisme atteint un tel niveau de concentration et de mutation en un capitalisme de surveillance des comportements et de divertissement ? et quand on voit combien il devient de plus en plus complaisant avec des régimes autocratiques pour maîtriser ses investissements, améliorer ses rendements et ajuster le marché du travail en criminalisant toujours plus la pauvreté (comme aux origines du capitalisme après la mise en place des enclosures en Angleterre) ? La dernière réforme de l’assurance-chômage heureusement abandonnée, portée par le gouvernement Attal, allait dans ce sens.
Comment « changer d’échelle » enfin quand les discours des grands patrons tentés par le vote RN sont tous, toute proportion gardée, les mêmes que ceux du patronat européen d’avant-guerre qui a financé le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne, et soutenu le régime de Vichy en France ? À tous ces dirigeants patronaux et financiers, l’ESS devrait aussi recommander de lire « L’Ordre du jour » d’Éric Vuillard et de revoir le film « Les Damnés » de Visconti, en sorte qu’ils mesurent bien que le RN n’est pas seulement porté par une idéologie de conquête du pouvoir, mais bien par un projet de société réactionnaire.
Dans un tel contexte, changer d’échelle devrait plutôt commencer par en élargir et renforcer le socle. Pendant cette longue période de complaisance, au lieu de s’adresser à la société, et de faire face au défi de la désindustrialisation (notamment dans les Haut de France et dans l’Est), les organisations de l’ESS ont brillé par leur absence. Sauf à soutenir de rares luttes de salarié.es mobilisées pour reprendre leur outil de travail en coopérative, elles ont été absentes des luttes menées par des livreurs soumis aux plateformes numériques; absentes des luttes écologiques livrées sur la ZAD de NDDL ou contre l’agrobusiness, les méga-bassines, le déploiement de plateformes AMAZON ou des OGM/NTG; absentes aussi des luttes contre les menaces pesant sur la liberté de la presse et contre les discriminations. A contrario, certaines organisations comme l’UDES (union des employeurs de l’économie sociale et solidaire), de concert avec le MEDEF et la FNSEA, ont épousé les thèses les plus réactionnaires portées pour s’opposer aux luttes contre la réforme du travail de 20216 (loi Macron et El Khomri qui a acté l’inversion de la hiérarchie des normes en faisant primer les accords d’entreprise sur le droit commun et les accords de branche, en matière de durée et d’aménagement du temps du travail)6
Etendre ses coopérations
C’est bien aujourd’hui, dans un contexte de crise démocratique majeure, que l’ESS pourrait se revendiquer d’un projet politique qui n’oppose pas le droit social à l’initiative économique mais réaffirme que tout progrès social permettra d’avancer vers une démocratie de l’économie; considérant que c’est la mobilisation de la société et non sa surveillance, qui permettra de faire face au défi écologique; rappelant que c’est bien le renforcement de la démocratie et non sa mise entre parenthèses qui permettra de penser l’organisation de la société à partir d’un idéal et non pas de nos peurs; à partir de compromis sans doute, mais qui sortent bien d’un débat paré contre toute essentialisation des positions. La déclaration de Manuel Valls, Premier ministre en janvier 2016, « Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » a marqué à ce titre un point de bascule. Il revenait à interdire toute forme de compréhension et de dialogue pour justifier, au nom d’amalgames et de stéréotypes injustes et délétères, un régime d’état d’urgence dont nous ne sommes toujours pas sortis. Là encore, les têtes de réseau de l’ESS auraient dû être aux côtés de la Ligue des droits de l’Homme7
Refuser l’essentialisation, aujourd’hui, pour l’ESS, ce serait renouer le dialogue avec le monde universitaire et scientifique, toutes celles et ceux qui réalisent des travaux et des enquêtes et ne s’affranchissent pas de toute rigueur pour flatter un milieu militant ou des intérêts puissants qui financent leur labo.
Refuser l’essentialisation, ce serait ouvrir des espaces d’échanges avec toute entreprise qui n’est pas portée par une logique de calcul mue par la recherche exclusive du profit, ni par la peur de tout progrès de la démocratie; tout dirigeant pour qui mobiliser des travailleurs et des travailleuses ne revient pas à les contrôler, les surveiller et les soumettre, mais à faire préalablement confiance au sens des responsabilités qu’ils et elles mettront en oeuvre dans l’accomplissement d’un travail; tout.e dirigeant.e prêt.e à examiner et à débattre concrètement des choix de gestion qui pourront s’articuler aux impératifs de sobriété auxquels l’ensemble de la société est confronté.
Refuser l’essentialisation, ce serait aussi renouer le dialogue avec les collectivités locales, des élu.e.s qui sont aussi conscient.e.s que les modes de domination du capitalisme ne portent pas seulement sur les modes de production et de consommation, mais également sur l’habitat, la culture, les paysages, l’urbanisme, les transports… la qualité de nos modes de vie.
Refuser l’essentialisation, ce serait enfin bel et bien considérer que la Lutte et l’Initiative sont les deux pieds d’une ESS qui gagnera à se réinventer dans une nouvelle articulation entre conflictualité et coopération. Ne dissociant par les objectifs des moyens, les luttes sont aussi ferment d’initiatives. La division des tâches hermétique et incapacitante entre les luttes et les initiatives doit cesser. Participer aux luttes, c’est s’assurer de rester lucide face aux contraintes des rapports de force et de domination ; face à toutes celles et ceux qui, en appelant à un compromis sans objet, sont déjà dans une soumission préalable. La conflictualité doit être dédiabolisée : c’est la compagne de la diversité, le moteur de la démocratie.
Comment promouvoir par exemple les semences de variétés populations sans lutter contre les OGM ? ou lutter contre les pesticides sans s’attacher à rendre toutes les agricultures biologiques ? Comment défendre le salariat comme conquête sociale, sans expérimenter et défendre des modèles de production qui réinterrogent une organisation du travail fondée sur la primauté du droit de propriété des moyens de production, et le sens des activités capables de mobiliser la société ?
Si être en lutte permanente avec pour seul horizon l’anticapitalisme (paradoxalement pensé comme indépassable !), c’est risquer de s’aliéner à la lutte en oubliant son objet et de s’éloigner du corps social, à l’inverse, l’initiative sans lutte finit par confondre pragmatisme et conformisme en s’enfermant dans un corporatisme délétère. Cela devient aussi épuisant pour soi et son entourage car la recherche d’une cohérence, sans moyens, conduit vite à des contradictions insoutenables.
Clarifier sa contribution
Par les idées, les luttes et les pratiques, syndicales et professionnelles, par ses racines mêmes, l’ESS peut contribuer à repolitiser le corps social sur le sujet du travail, des métiers et de l’écologie. Là où les politiques actuelles attisent les peurs et les stigmatisations identitaires, politiser ces sujets, c’est ne pas laisser la place à la violence et à la résignation comme seuls modes d’expression. Politiser ces sujets, c’est refuser de légitimer une culture d’économie de guerre, où il n’y aurait que des héros, des traîtres et des victimes.
Entre une croissance mortifère ou une récession dévastatrice, l’ESS peut ouvrir les chemins pluriels d’une post-croissance par la coopération. Elle peut incarner et développer la capacité à s’associer, non pas sur la base d’un calcul économique (l’objet de toute collaboration), mais sur un objet social qui remet en cause l’économicisme, le « struggle for existence » de Malthus ou le « struggle for life » de Darwin, en réfutant la croyance très ancrée dans le fait que le capitalisme serait un horizon indépassable ou que l’on serait soumis à une « loi naturelle » pourtant largement décriée (y compris par Darwin !) par des travaux qui démontrent combien le darwinisme social est à la base de toutes les idéologies fascistes du XXème siècle.
L’ESS peut conduire à s’associer librement et démocratiquement non pas seulement pour faire, mais aussi pour ne pas ou ne plus faire (recycler, récupérer, revaloriser), et se donner également les moyens de « savoir et comprendre ». C’est ce qui fonde des liens de coopération : « savoir et comprendre » que le vivant conditionne notre existence et que cela engage à sortir de l’extractivisme; « savoir et comprendre » qu’être engagé.e dans la société, pour tout être humain, revient à ne pas dissocier totalement le faire de la pensée, l’esprit et le corps8, l’intérêt personnel et général, et que cela engage à prendre garde à l’emprise du numérique qui fausse nos rapports au temps, à l’espace, aux autres; « savoir et comprendre » que l’évolution promise par l’intelligence artificielle engage à prioriser d’urgence l’intelligence collective9.
L’ESS garde en son sein, de par l’histoire de ses conquêtes sociales et l’expérience de ses initiatives coopératives, de quoi sortir de la culture de la collaboration pour alimenter une culture de coopération à partir des territoires. Il est grand temps de la partager : ouvrons le débat.