Pour une économie sociale et solidaire de « combat »

Voilà, c’est fait. L’économie sociale et solidaire (ESS) voulait être  » reconnue « , elle l’est. Elle souhaitait changer d’échelle : elle en aura les moyens. Les entrepreneurs sociaux voulaient qu’on leur fasse une place sur la photo de famille : ils sont au premier rang.Dont acte : le projet de loi sur l’ESS présenté par Benoît Hamon et voté par le Sénat a le mérite d’exister et de proposer des dispositions qui faciliteront la vie des entreprises du secteur.Il suffirait donc à présent de se fondre dans le cadre institutionnel tracé par la puissance publique et d’y faire prospérer nos entreprises d’ESS en bons développeurs. Mais est-ce bien là ce que nous avions à revendiquer ?

Doit-on par exemple se réjouir de la création de grands groupes associatifs recourant aux techniques, aux personnels, aux logiques de l’entreprise cotée pour asseoir leurs capacités ? Doit-on se féliciter du développement du microcrédit ou des fondations d’entreprises ? Doit-on se satisfaire de l’application de principes gestionnaires aux rapports entre pouvoirs publics et monde non lucratif ?

UN POIDS ÉCONOMIQUE CONSIDÉRABLE

Non, sans doute ! Et quel paradoxe ! Car en réalité, l’économie sociale et solidaire dispose d’ores et déjà de la capacité de transformation économique et sociale dont notre société a besoin. Grandes coopératives agricoles ou bancaires, mutuelles santé et d’assurance, réseaux associatifs d’éducation populaire ou d’intervention médico-sociale, syndicats, possèdent ensemble un poids économique considérable.

L’enjeu n’est donc ni un problème de taille, ni de reconnaissance institutionnelle, mais la cruelle absence d’un projet politique commun à ces organisations qui pourrait irriguer l’économie toute entière.

Ce projet émancipateur ne pourra pas être celui des grandes firmes, avides de social business et d’entrepreneuriat social, pour lesquelles la pauvreté est un marché d’avenir et qui prospèrent sur le délitement de l’État social. Il sera plus sûrement celui de l’open source et du libre, des hackers et des mutuelles de travail, des makers et des monnaies non spéculatives, des bricolages juridiques et des solidarités locales.

NOTRE PROGRAMME

A l’ESS « des bonnes causes », nous appelons donc à substituer une ESS « de combat ». Voici notre programme. Il a le mérite de la simplicité. Il consiste à amener partout, dans tous les recoins de l’économie, à toutes les échelles, un questionnement légitime sur le pouvoir, la propriété, le savoir.

Ces questionnements qui ont justement doté la coopération, le mutualisme ou l’éducation populaire d’histoires riches en expériences fécondes. A la problématique de l’emploi par exemple, substituons celle du travail : assumons que l’ESS n’a pas vocation à être un secteur créateur d’emplois, mais un lieu où s’inventent des rapports au travail qui seront bien plus utiles pour imaginer la société à venir que la création de mille entreprises d’insertion.

Allons plus loin : et si l’ESS portait l’ambition de réinvestir la notion de métier, consciencieusement détruite par l’idée même de marché de l’emploi ? Et si nous, coopératrices, mutualistes, étions, par nos pratiques, les porteurs d’une conception réaffirmée de la protection sociale, fondée sur des pratiques démocratiques exigeantes ?

Les thèmes ne manquent pas pour lesquels nous avons, comme acteurs économiques, et en nous fondant sur nos pratiques, des idées à défendre : biens communs, qualité du travail, rapports au temps, aux techniques, à la violence, à l’éthique, au genre etc.

RASSEMBLEMENT HÉTÉROCLITE

Dans sa soif d’institutionnalisation, l’ESS a laissé croire qu’elle pouvait jouer les supplétifs de l’action publique, notamment en matière d’emploi. Même les Scop, ces bonnes vieilles coopératives ouvrières, se sont vues endosser le rôle social du maintien d’activités sur les territoires. N’avons-nous donc rien d’autre à conquérir qu’une évaluation de notre utilité sociale ?

Il est temps de dire adieu à l’ESS en tant que rassemblement hétéroclite « d’entreprises sympas », pour faire vivre un projet politique porté bien au-delà de nos organisations par toutes celles et ceux qui veulent changer de société ; cesser de nous tourner constamment vers la puissance publique et enfin s’adresser au monde du travail.

Nous avons une loi pour nous : il est temps de créer du droit pour tous.

Emmanuel Antoine (co-directeur de l’association Minga) et Stéphane Veyer (associé et directeur général de la Société coopérative et participative Coopaname)

Parue sur  le monde.fr 21/11/2013